L’impossible réparation, par Dina Germanos Besson, psychanalyste,TK 21.

L’IMPOSSIBLE RÉPARATION

Norbert Hillaire, La réparation dans l’art, Scala, 2019Dina Germanos Besson

Que dire de ce livre ? – qui n’est pas un livre, mais un monument (au sens d’un théâtre de mémoire), ou plutôt, un archipel. Il est vertigineux.

Ce que Norbert Hillaire emprunte à la démarche archipélique (même si l’expression n’a pas été utilisée par l’auteur), c’est la posture de l’artiste qui, étranger ou exilé à lui-même, se détourne de l’essence, pour regarder le monde comme différance – béance constitutive d’un nouveau sens. Dès lors, la structure se calque sur la discontinuité du temps, ou mieux, sur sa fragilité, s’affranchissant de toute prétention démiurgique, se penchant sur les « expressions les plus minuscules des jours succédant aux jours ».

Le lecteur comprend alors le rythme de l’ouvrage : chaque partie est une clôture. Mais une clôture imparfaite qui, clandestinement, fait signe à la partie qui la suit. L’ouvrage est aussi labyrinthique, tissé de ramifications multiples, où chaque labyrinthe se sépare du suivant par un écart, un interstice, un hiatus, recélant un acte artistique. Entre chaque acte – c’est-à-dire, cet événement unique qui s’arrache à toute norme établie – et le suivant, l’univers esquissé se détruit et renaît : à peine élevés, les fragments s’anéantissent, restant comme inachevés (work in progress), comme le sont les bricolages des artistes qui, parce que vulnérables, cassés ou blessés justement, participent d’un sens inédit, déréglé, inépuisable, devenant œuvres ouvertes.

Ainsi, nous cascadons de surprise en surprise, à l’image de cette occasion toujours ratée : une rencontre fortuite d’une machine à coudre et d’un parapluie. Le lecteur visite alors l’univers de Ponge, ce poète qui ne disposait que d’un court intervalle pour traquer l’objet par un inventaire poétique du lexique, sans le délimiter ; les éclats de langage d’Artaud, « jamais irréconciliables et irréconciliés avec eux-mêmes et avec le monde » ; le Kintsugi qui, au lieu de déguiser la réparation tente, au contraire, de la montrer, de laisser une trace, retrouvant l’histoire de l’objet, mais un objet qui « bifurque » ou qui dé-coïncide avec lui-même, s’inscrivant dans « une esthétique du défaut ». Grâce à ce langage déviant, il devient alors « objet plus beau ». Je ne peux ici que citer Leiris : « Pour Baudelaire, aucune beauté ne serait possible sans qu’intervienne quelque chose d’accidentel… Ne sera beau que ce qui suggère l’existence d’un ordre idéal, supraterrestre, harmonieux, logique, mais qui possède en même temps, comme la tare d’un péché originel, la goutte de poison, le brin d’incohérence, le grain de sable qui fait dévier tout le système ».

En effet, avec ce livre, nous assistons à l’écroulement du système, c’est-à-dire à l’écroulement de toutes les données figuratives ou des clichés, pour voir émerger des fragments, « une esthétique de l’accident », de l’hybride, du bricolage éphémère « dont on ne retiendra que la beauté du geste qui le soutient, et non l’objectif qu’il vise », des expressions inédites qui déconstruisent le militantisme et les certitudes, du « coefficient d’art » duchampien, cette part qui échappe à toute saisie, du jeu continu qui déjoue les échelles, tordant la démesure, ou qui recourt à la ruse, à la mètis, et autres stratégies de déplacement : déguisement, travestissement, collage, logo, ornement, et j’en passe… de la disparition du « e » de Perec, enfin, qui, en évoquant « la disparition érigée en principe monstrueux », annonce, par ce manque même, l’éclosion d’une littérature nouvelle. Le livre se clôt alors sur un hymne au langage : une invitation à son renouvellement. Au lecteur de le découvrir.

Comment classer cet ouvrage, si bien ficelé sous son apparent désordre, si humain, si énigmatique ? Nous ne saurons dire que c’est un livre sur l’art, ou du moins il ne s’y réduit pas. Nous ne pouvons non plus l’appeler « essai », au sens d’un ouvrage qui suppose une construction, un devenir, le tissage de l’irréversibilité du temps. Il s’agit plutôt de miettes artistiques, où le temps retrouvé se conçoit comme un futur antérieur, comme « une percolation du passé dans le présent », comme un « passé réinventé », ou comme bruissement de deux temps où l’un n’est déjà plus, et l’autre, pas encore. Et de cette fente, surgira la Figure, pour reprendre une expression de Deleuze, à l’image de l’irruption involontaire de Combray dans une tasse de thé.

À propos de cet ouvrage vertigineux donc, et aux accents borgésiens, je dirai : mes yeux auront vu cet objet profane et accidentel, dont les hommes usurpent le nom, mais qu’aucun écrivain n’avait jusque-là réussi à étreindre ; l’impossible réparation. À travers les artistes cités, l’auteur donne corps à cet impossible. Et c’est la façon singulière de saisir l’impossible, son échec, qui fera l’acte réparateur, c’est-à-dire aussi le style de l’artiste.

Et qu’est-ce que l’impossible (et non pas l’impuissance) qui tente de se dire tout au long de l’ouvrage : cet inconcevable univers ?

Pris dans le tourbillon d’une obscénité apparente qui empêche de croire en notre existence réelle – à l’image du « patron » de Robbe-Grillet qui se dissout dans le décor ou à l’image de cet illimité dont parle l’auteur, qui vise à éliminer le reste, folie transhumaniste, s’il en est – pouvons-nous nous extraire de cette stupeur nauséeuse dans laquelle nous plonge l’atmosphère néolibérale, cette expérience même du monde contemporain ? L’obstacle où nous semblons emmurés ne mène ni à l’ennui ni au désespoir ; pas plus qu’à la révolte – sans doute révolue. L’issue parviendra d’un air de jazz, comme disait l’autre, un air de jazz comme un art de vivre.

L’urgence est bien de renoncer à la promesse formatée, objet préfabriqué, abaissement à l’impudeur, produit triste et déchu de la modernité. Ce renoncement s’accompagnera d’un autre gain : une poétique qui n’existe pas que dans la poésie. Sa puissance, sa créativité exerce son pouvoir ailleurs, dans la vie, sur la vie. C’est le geste artistique qui semble toujours en attente de son unité ; et c’est justement cette instabilité, cette précarité, qui contribuent à faire d’une vie une permanente épreuve du lyrisme, condition nécessaire pour l’invention d’une parole singulière, celle qui est en quête de quelque chose, d’un objet qui se dérobe, chancelant et improbable ; et qui pose son interrogation inquiète, à l’image d’un intime à circonscrire. C’est cet inconnu du sujet que les mots et l’acte artistique, dans leurs hésitations même, dans leurs échecs même, s’évertuent à cerner. Surgit le musical comme l’Autre de la langue : un je ne sais quoi qui proclame impossible la nomination, tout en glorifiant cet air, fugitif et volatil, qui raille de sa fuite. Nous ne pouvons alors que saluer la plume de l’auteur qui a réussi à introduire dans la prose écrite cet air musical, un air qui triomphe dans sa Venise ! et un air que seule la musique qui frémit peut fugacement faire entendre.

En écrivant ceci, je pense à Maurice Blanchot : « André Breton désavoue la musique parce qu’il veut préserver en lui le droit d’entendre l’essence discordante du langage, sa musique non musicale ». Il vaut la peine de restituer ce monde en sourdine, qui est la tonalité de l’ouvrage, dans toute sa beauté dissonante, écrasée par la normalisation des initiatives créatrices, sacrifiée sur l’autel des ambitions utilitaires.

Ainsi, la face obscène des choses ne l’emportera pas ; et la puissance de l’art tient à sa capacité de se dissimuler comme art. Il nous appartiendra alors de déchiffrer les difficiles voies de désaliénation, celles d’une poésie muette, d’une peinture parlante, logeant la polyphonie conflictuelle et inavouable – à l’instar de La Bibliothèque de Babel, à la structure kabbalistique, secrètement à l’œuvre chez tout un chacun, et secrètement à l’œuvre dans ce livre. Car le problème de ce drame humain est à jamais sans solution, il est, en tant que drame, la possibilité même du renouvellement. Jamais enfermé dans un langage, toujours prêt à l’ouvrage, énigme pour lui-même. Inlassablement.