Portrait de l’artiste contemporain (2020), par Norbert Hillaire
À paraitre dans le deuxième numéro spécial de la revue M@GM@, dans le cadre du projet ART versus SOCIÉTÉ, dirigé par Hervé Fischer.
Ce texte est à paraître dans le deuxième numéro spécial de la revue M@GM@, Revue internationale en sciences humaines et sociales, dirigée par Orazio Maria Valastro, sous le titre ART versus SOCIÉTÉ. Ce projet a été initié par Hervé Fischer, et réunit une quarantaine d’artistes, historiens et sociologues, philosophes et écrivains d’une vingtaine de pays. N’étant pas sociologue, j’ai proposé à Hervé Fischer de rédiger, plutôt qu’un laborieux texte de sociologie de l’art, une fiction, en forme de portrait de l’artiste contemporain.
Abstract du projet Fischer ART versus SOCIÉTÉ
La crise planétaire en appelle à une campagne planétaire pour un art philosophique et éthique qui questionne la « normalité » politique, économique, sociale, mais aussi artistique qui nous a conduits à cette catastrophe. C’est le propos de mon manifeste pour un art actuel face à la crise. Les deux numéros spéciaux de M@GM@ sous le titre ART versus SOCIÉTÉ vont réunir une quarantaine d’artistes, historiens et sociologues de l’art, philosophes et écrivains d’une vingtaine de pays, qui s’interrogent sur l’évolution de nos rapports entre art et société dans leurs différentes cultures, mais qui convergent souvent dans leurs analyses souvent très critiques sur les mêmes causes mondiales.
Les espoirs qu’ils évaluent et expriment diversement esquissent un panorama planétaire lucide. Soumission ou divergence ? L’art doit changer le monde. Ce sont les deux coups de gong qui résonnent dans cette publication en réponse à l’invitation d’Orazio Maria Valastro que je remercie vivement.
Appelons-le AC. Il se lève tôt. Ou plutôt, ses pensées le réveillent, l’obligeant à se lever (et quand bien même il voudrait se rendormir après un premier café, il n’y réussirait pas, car la machine à traduire ses pensées en projets artistiques, en œuvres à venir, s’est déjà trop emballée pour espérer pouvoir la stopper). Parfois, ce sont ses obligations professionnelles qui l’obligent à se lever tôt et à s’activer (mais dans ce cas, il n’aurait aucune peine à se rendormir, si cette grâce lui était accordée), et, selon un tout autre rythme que celui auquel il s’est accoutumé (passant de son lit à son atelier, et de son atelier à son lit, tournant autour de sa paresse en quête d’une idée, d’une solution pour cette pièce dont il ne voit pas le bout), c’est dans la hâte qu’il se prépare un café, qu’il rassemble à la fois ses affaires et ses idées en projetant mentalement le cours qu’il doit donner quelques heures plus tard à l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Rennes, où, pour la sixième année consécutive, on lui a renouvelé les quelques heures de vacation qu’il donne aux apprentis artistes.
Son TGV ne l’attendra pas, et c’est en maugréant qu’il dévale les escaliers avant de courir vers la station de bus, où la silhouette du 71 se dessine à une distance suffisamment éloignée pour qu’il ait le temps de ralentir le pas, de souffler.
Autrement, dans son atelier, l’essentiel de son temps se passe à regarder ses travaux. Assis sur une chaise. Ou allongé sur le canapé Bobochic qu’un marchand lui a offert en échange d’une pièce, et depuis lequel il peut voir ses œuvres, mais autrement, selon un profilage de l’esprit et de l’œil qui lui donne à voir son work in progress autrement qu’il ne le voit quand il est assis sur sa chaise, ou, quand il est dans son œuvre (il n’a jamais oublié cette histoire bien connue de Kandisky, qui, dit-on découvrit l’art abstrait, du moins le sien, par le hasard d’une rencontre imprévue entre son œil et le tableau qu’il était en train de peindre (déjà la vogue de la sérendipité) : l’histoire officielle dit ceci : « un soir, alors qu’il rentrait chez lui, à Munich, en poussant la porte, il aperçut un magnifique tableau, dans la lumière du soleil couchant, « d’une indescriptible beauté, baigné de couleurs intérieures ». Il n’y retrouva alors rien d’autre que des formes et des couleurs, n’y reconnut aucun sujet : puis il se rendit soudain compte qu’il s’agissait d’une de ses toiles renversée sur le côté, contre le mur. Le lendemain, il voulut reproduire l’expérience en changeant l’orientation de la toile – peine perdue, il reconnaissait sans cesse les objets figurés… C’est à partir de ce moment là que Vassily Kandinksy comprit que « l’objet était nuisible à [s]es tableaux »).
Dans le TGV qui traverse des paysages gris, encore enveloppés dans une brume légèrement bleutée (à moins que ce ne soit le contraire), entre été et automne, il repense à cette lettre adressée à Michelangelo Antonioni, dont un de ses amis lui a conseillé la lecture, et à cette idée de la fragilité de l’artiste qu’évoque son auteur, Roland Barthes. « Je voudrais, cher Antonioni, que vous me prêtiez un instant quelques traits de votre œuvre pour me permettre de fixer les trois forces, ou, si vous préférez, les trois vertus, qui constituent à mes yeux l’artiste. Je les nomme tout de suite : la vigilance, la sagesse et la plus paradoxale de toutes, la fragilité. »
Il se dit que ce temps était porté par une certaine vitalité intellectuelle, (même si, sans doute était-ce là la fin d’une certaine culture), dans laquelle pourtant on voulait croire encore à la société, au point d’en débusquer, pour les mettre en lumière, les stéréotypes et les mythologies, comme le fit Barthes dans son livre éponyme.
Mais ce temps s’est volatilisé à ses yeux, et la culture, entendons par là ce corps à corps toujours un peu mollasson entre l’art, la société et la morale d’une époque, entre lesquels l’artiste se trouve toujours un peu baladé, et même parfois carrément déplacé, était alors suffisamment réfléchie, ou si l’on veut moins immédiate et réactive, ou, pire encore, proactive, qu’elle ne l’est devenue (les mots de buzz, de like, n’existaient pas encore, et la narcose médiale n’avait pas encore totalement gangréné la culture) pour qu’un Barthes puisse s’adresser à l’un de ses représentants aussi prestigieux que Michelangelo Antonioni dans Le Nouvel Observateur avec le sentiment de s’adresser à une communauté de lecteurs vigilants eux aussi, disposés à l’entendre (ce temps fut aussi celui des grands ministres de la culture en France, disparus eux-aussi).
L’heure ne semble plus à la discussion sur la fragilité de l’artiste, prix de sa situation incertaine, entre la grande histoire et sa propre petite histoire personnelle, sur la flèche de ce temps auquel il cherche à adhérer avec l’inquiétude permanente de ne pas y réussir.
Pourquoi ne pas commenter cette lettre avec ses étudiants cet après-midi, en écho à cette annonce qu’il voudrait leur faire d’une master class qu’il a dans l’idée (cette idée a germé dans sa tête, l’autre soir, dans un vernissage, au cours duquel il a rencontré un fameux cinéaste expérimental, avec lequel il a esquissé les contours de son projet) ?
En quoi cette époque, celle dans laquelle il surnage, se distingue-t-elle de celle des Modernes ? Qui étaient donc ces Modernes, avec lesquels, comme tous ses amis, il sait qu’il doit compter et composer – fantômes qui n’en finissent pas de se rappeler au bon souvenir des ces Contemporains dont il fait partie par obligation professionnelle, même s’il lui en coûte, et s’il ressasse souvent, les jours sombres, ces formules sinistres et percutantes de Giogio Agamben – philosophe aimé des écoles d’art – qui définit le contemporain, comme cette lumière du temps qui nous fait signe depuis les ténèbres de notre monde le plus actuel, ou encore comme « cette relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme ». Et c’est d’ailleurs pourquoi, toujours selon ce philosophe, « l’être de la mode comporte un certain déphasage, un jeu, par lesquels son actualité inclut à l’intérieur d’elle-même comme un parfum de démodé[1] ».
Est-ce pour cette raison, le démodé dans la mode, se demande-t-il (tandis que l’effet de souffle du croisement de deux TGV, ne réussit même pas à ébranler sa rêverie – maussade comme le temps, qui a définitivement choisi le gris contre le bleu), que tant de plus jeunes artistes, aiment tant certains personnages décadents, tels AP ? Il se souvient que l’autre jour, une de ses amies artistes lui a fait part de son projet de faire une thèse, qu’elle envisageait comme prolongement ou extension du domaine de son oeuvre, projet qu’elle lui a soumis pour qu’il le valide, avant de l’envoyer au directeur de thèse auquel elle pensait : « Bonjour, je suis LT, une artiste nîmoise qui vit à Bruxelles. Je suis diplômée d’un Master de Littérature Française (Paris IV Sorbonne, 2014) après avoir étudié à l’Université Aix-Marseille et King’s College (London). J’avais écrit deux mémoires, l’un sur le journaliste postmoderne décadent AP (sous le direction de F de Saint-C), puis un autre intitulé Blaise Cendrars et Valéry Larbaud : les jeunes hommes riches (sous la direction de MJ). J’étais à l’époque intéressée par le dandysme comme art de vivre ce qui m’a mené à des études de « performance » en école d’art à Bruxelles.
Je vous écris car comme vous l’aurez compris, je suis à la recherche d’un directeur de thèse pour le contrat doctoral de Création Littéraire à l’UCA. Je voudrais entretenir un échange fructueux.
Ma pratique artistique est pluridisciplinaire, elle mêle principalement performance / écriture / vidéo / installation. Par ailleurs, j’initie des « Productions de Narration » qui invitent d’autres personnes via googledoc, mail, messenger Fb, Zoom à créer des fictions collectivement. Ces fictions prennent aussi la forme de performance que je curate dans un Festival de Performances nommé 1000 milliards de fictions (que j’ai moi-même fondé) à La Brasserie Athénée, à Bruxelles. Il y a un écosystème très fort dans ma pratique.
En juin 2020, j’ai soutenu mon mémoire numérique intitulé « Les récits croisés ou le cross-over » sous la direction de l’historienne et curatrice M V avec mention. Les possibilités du site internet ont renforcé mes désirs d’hyperfiction. A l’avenir, je voudrais que le site entier tourne autour d’une fiction commune : mon œuvre.
Pour la thèse de Création Littéraire, je souhaite poursuivre ma recherche sur le transmedia storytelling ainsi que sur la performativité de l’écriture. Il s’agirait donc de « nouvelles écritures ». Le support de cette création serait numérique. Mon travail est complexe et tentaculaire, je vous invite à y faire un tour : http://lt.com
J’ai écumé la liste des professeurs de l’UCA, googlé leur parcours et leur champ de recherche, il m’a semblé que votre approche pluridisciplinaire et artistique pourrait convenir à ma démarche artistique.
Je suis sur Nîmes en ce moment. Si vous êtes dans le coin, je serai heureuse de vous rencontrer afin d’en discuter de vive voix.
Bien cordialement, LT
La réponse de ce directeur de thèse, qu’elle lui a transmise, l’a beaucoup amusé (elle beaucoup moins) : « je me sens loin, lui dit ce professeur, très loin de la Villa A, et à vrai dire, toute l’agitation actuelle autour des relations entre le réel et la fiction, telle qu’elle s’exprime en particulier dans l’art contemporain, mais aussi dans la théorie – par exemple dans les gender studies – tout cela m’intéresse de moins en moins, sans compter que je suis aussi lassé de l’installationnite et de la participationnite dans l’art.
« En fait, je m’intéresse de plus en plus aux relations entre la parole, la voix et le réel, ce qui n’est pas exactement la même chose, tels qu’ils sont à l’oeuvre au service d’une « intensification » de la vie, dans les livres entrelacés du judaïsme (de la Torah au Talmud, en passant par la Kabale ou le Zohar) : dans cette tradition et entre ces livres, un point commun : le livre de la vie et le livre de la connaissance sont inséparables, comme vous savez.
« C’est là que se trouve la source du nouveau, comme d’ailleurs de nombreux esprits aussi éclairés que Proust, Benjamin, ou Beuys l’avaient compris.
« Je ne saurai donc trop vous conseiller d’approfondir ces questions abyssales, en contrepoint, en résonance, en parallèle, ou en accord secret avec vos propres recherches actuelles (en vous rapprochant par exemple d’un talmudiste, il doit bien y en avoir à Bruxelles), que je vous encourage à poursuivre et pour lesquelles j’espère que vous trouverez un directeur. »
Même s’il a bien sûr voulu rassurer son amie à propos de cette réponse curieuse, il se dit que le professeur n’a pas totalement tort d’ironiser sur la participationnite :
N’est ce pas là, à la fin, pense AC, une maladie chronique de l’art contemporain, dont les origines remontent, il est vrai, aux avant-gardes historiques, et à leur volonté de rapprocher l’art de la vie, en plaçant le spectateur au centre de l’œuvre ?
Et même s’il s’agissait, comme dit Duchamp, de faire en sorte que ce soient les spectateurs qui font les tableaux, il ne peut s’empêcher de penser que ce même Duchamp était plus subtil, car il savait qu’en disant cela, il enveloppait ses œuvres d’un halo de mystères et de provocations en chaîne, de questionnements infinis qui finiraient par élever celles-ci au rang de purs objets muséaux auratisables, destinés à être admirés, dans un silence respectueux pour leur puissance énigmatique et leur profondeur mystagogique, plus encore que d’être partagés par des « spectacteurs ».
Ses tableaux (y compris ses ready made), sont bien, à ce titre et comme il a pu le lire, il s’en souvient, sous la plume de Duchamp lui-même, des retards (soient des objets qui font tableau, ou qui opèrent comme tels, à la condition d’être enveloppés de discours cryptés et précédés d’une réputation sulfureuse à travers de nombreuses couches de dossiers et documents, qui finissent par élever ces tableaux au rang de témoignages et de pièces à conviction du grand procès posthume dont le XX° siècle est le théâtre permanent).
Ses œuvres ne sont donc pas faites par les spectateurs : c’est plutôt le contraire qui est vrai : le spectateur est comme défait par ces dernières, ou fait comme un rat, pense-t-il, surtout s’il s’agit d’un artiste de l’Art Contemporain, tel que lui, AC. D’autant que les esthétiques de la participation se sont ensuite propagées à travers tous les courants et manifestations artistiques du XX° siècle, et en particulier à travers les arts de la performance. De grands artistes comme Beuys leur ont conféré un cadre légitime dans l’art contemporain avec son idée de « sculpture sociale ». Mais aussi au delà.
Et, il est vrai aussi, comme il le voit chaque jour un peu plus, que l’émergence des arts numériques, la possibilité offerte au spectateur d’interagir avec celle-ci, ont encore étendu le champ des questionnements à propos de la participation du spectateur, au point que la participationnite a maintenant gagné toutes les zones de ce grand corps malade de l’art contemporain auquel il appartient. La participationnite a pour finir gangréné les formes de l’exposition, et sous le nom de médiation culturelle, de nombreux dispositifs multimédia sont supposés permettre au spectateur d’entrer dans l’oeuvre, afin d’en mieux saisir les enjeux.
Au point qu’il se prend à rêver d’un centre d’art conçu à l’opposé de ce qui se fait à la Culture. Ainsi, le directeur et fondateur d’un important centre d’art contemporain lui écrivait ceci, il y a quelques jours (point de vue qui illustre bien l’anémie qui menace le corps de l’art contemporain, et dont la cause principale est à chercher justement dans un usage immodéré et addictif, de la participation) : « de manière plus générale, je serais tenté par un lieu d’écologie, perdu, qui ne ferait rien pour faire venir un public, tout en l’accueillant s’il le désirait. Phalanstère-couvent-utopie-montagne que le public atteindrait après deux heures de marche, loin de toute industrie culturelle. Enfin ne plus être en demande de rien ! ».
A quoi, il avait répondu : « Je comprends parfaitement votre aspiration à un centre d’art fondé sur le modèle des ordres monastiques contemplatifs, plutôt que sur celui des ordres mendiants – modèle de centre d’art qui prévaut aujourd’hui avec son cortège de communication, d’interactions, de médiation culturelle des publics, bref d’ennuis de toutes sortes et en particulier budgétaires, trop près de l’industrie culturelle en effet, et je dirais même que je partage cette aspiration : mais à part quelques nietzschéens attardés comme moi, c’est ce modèle de l’industrie culturelle qui prévaut. ». Et en effet, aujourd’hui, la participationnite est une maladie qui peut rapporter gros, et qui s’étend à l’ensemble des sphère du business, du design social et économique de la vie humaine (sans parler évidemment du business financier de l’art) : do it yourself, design par l’usager, customisation, cinéma 3D. Immersion généralisée dans le grand cinéma du monde. Se souvenir que théoria veut dire : « contemplation », pense-t-il.
L’artiste moderne, comprend-il finalement en reprenant sa lecture de Barthes, c’était donc autre chose: un certain art de vivre sur une ligne de crête, qui le distinguait du prêtre : ce n’était pas tant ce prêche contre ces temps révolus dont il faudrait faire table rase (selon la doxa historique), ce n’était pas tant non plus cette obsession du collectivisme auctorial (malgré certains leurres déposés ça et là, sur le fleuve de l’Histoire, par de grands précurseurs du Moderne, tel le magnifique « la poésie sera faite par tous, non par un » du conte de Lautréamont), que cette inquiétude même du temps entée dans un sentiment d’avance-retard permanent, que Barthes perçoit à l’oeuvre dans l’oeuvre d’un Antonioni, et qui en fait tout le prix. Cet extrait, en particulier, continue de le poursuivre, il lit :
« Je suis ici, me semble-t-il, pour dire en quoi votre œuvre, au-delà du cinéma, engage tous les artistes du monde contemporain : vous travaillez à rendre subtil le sens de ce que l’homme dit, raconte, voit ou sent, et cette subtilité du sens, cette conviction que le sens ne s’arrête pas grossièrement à la chose dite, mais s’en va toujours plus loin, fasciné par le hors-sens, c’est celle, je crois, de tous les artistes, dont l’objet n’est pas telle ou telle technique, mais ce phénomène étrange, la vibration.
« Pourquoi cette subtilité du sens est-elle décisive ? Précisément parce que le sens, dès lors qu’il est fixé et imposé, dès lors qu’il n’est plus subtil, devient un instrument, un enjeu du pouvoir. Subtiliser le sens est donc une activité politique seconde, comme l’est tout effort qui vise à effriter, à troubler, à défaire le fanatisme du sens. Cela ne va pas sans danger. Aussi la troisième vertu de l’artiste (j’entends le mot « vertu » au sens latin), c’est sa fragilité : l’artiste n’est jamais sûr de vivre, de travailler : proposition simple mais sérieuse : son effacement est une chose possible.
« La fragilité est ici celle d’un doute existentiel qui saisit l’artiste au fur et à mesure qu’il avance dans sa vie et dans son œuvre ; ce doute est difficile, douloureux même, parce que l’artiste ne sait jamais si ce qu’il veut dire est un témoignage véridique sur le monde tel qu’il a changé, ou le simple reflet égotiste de sa nostalgie ou de son désir : voyageur einsteinien, il ne sait jamais si c’est le train ou l’espace-temps qui bouge, s’il est témoin ou homme de désir. »
En réfléchissant au legs des modernes, il repense à Duchamp. C’est donc moins un héritage qu’il nous aura transmis, pense AC, moins la résonance d’un ready made, que cette intelligence un peu perverse du temps comme avance-retard, une intelligence tordue en somme (ou courbée comme l’espace-temps), dont, jusque sur sa tombe, il n’aura fait que graver le paradoxe, entre le temps et l’éternité, entre les vivants et les morts, entre les Modernes et les Contemporains. D’ailleurs, n’a-t-il pas fait graver sur sa tombe cette étrange épitaphe : « D’ailleurs, c’est toujours les autres qui meurent » ?
Ce n’est pas la peine de courir après le principe de précaution ou les sirènes du transhumanisme, pense AC, rien de sert de nier la mort (certains de ses collègues à l’école d’art semblent avoir épousé ces thèses de l’homme augmenté) : la mort est là, qui frappe à la porte : chez tout homme, chez toute femme, il y a la morsure de la mort, la mort qui mord. Elle me mordra un jour, et ce ne sera qu’une réplique sismique, mais plus grave, de cette petite mort qui m’a un jour et à tout jamais éloigné des chiens, mes amis (enfant, il s’était amusé à braver un chien qu’il croyait attaché très loin de lui, quand sa laisse était en réalité arrimée à un fil de fer sur lequel elle pouvait coulisser, et qui courrait sur toute la longueur d’un champ, pour venir tranquillement à sa rencontre et lui rendre la monnaie de sa bravade.)
La mort viendra comme ce chien dont la laisse coulisse sur un fil tendu, en s’annonçant de telle manière que l’on n’y croie pas, qu’elle est trop loin, qu’elle n’osera pas venir s’attaquer à (ce) qui ne demande qu’à vivre et ose défier l’annonce qu’elle nous fait de sa venue : elle sera là plus vite que prévu, surgissant au présent du proche, et non plus du lointain, ce fameux présent d’éternité des grammairiens, qui nous fait croire que les accidents n’arrivent qu’aux autres, ou que le Guadalquivir coule à Cordoue – ce présent qu’a osé défier Duchamp, quand, réintroduisant le temps dans l’éternité, et s’adressant en somme à nous depuis sa tombe, il nous dit, au présent de notre présence devant lui, l’absent, sur son épitaphe gravée pour l’éternité : « d’ailleurs », c’est à dire, de notre point de vue distrait, comme on dit, par parenthèses, par défaut, ou par delà ce qui importe vraiment, « c’est toujours les autres qui meurent ».
Mais en nous disant ceci sur son épitaphe, pense AC, il nous sermonne depuis l’au delà, ou plutôt nous réveille de notre torpeur de l’ici-bas-maintenant, quant à cette mort dont on ne voudrait croire à l’annonce que dans la mesure où ce sont les autres qu’elle concernerait exclusivement. Et il est vrai qu’il est difficile, sauf peut-être dans les cas de ces expériences limite que l’on nomme « near death expérience », d’être à la fois sur le chemin de sa propre mort et de se regarder mourir – car éprouver le sentiment de sa mort imminente ou en cours revient sans doute à éprouver la dissolution de toute distance optique qui vous garantirait la possibilité d’une objectivation minimale de ce qui vous arrive.
C’est donc bien, d’ailleurs, toujours les autres qui meurent, reconnaît AC – et cette phrase est juste, comme une évidence incontestable, mais, proférée depuis le point de vue de l’éternité où se trouve celui qui l’énonce, et s’adressant à nous les vivants, nous les artistes de l’art contemporain, qui sommes en somme au spectacle de cette altérité absolue de la mort, devant la tombe de Marcel Duchamp, un doute, une angoisse nous saisit, à sa lecture : et si les autres, pour une fois, c’était nous ? Puisque cet « ailleurs » qui peut s’entendre aussi dans ce « d’ailleurs » gravé sur l’épitaphe, au sens d’un point de vue situé ailleurs, comme un « vu d’ailleurs », c’est celui-là même, celui de l’éternité qui nous regarde, ce royaume dans lequel lui, le Maître des Ready Made, réside désormais, et dans lequel nous ne sommes pas encore : un point de vue unique, en somme, après la destitution de ce même point de vue par les avant-gardes dont il fit partie (et comme dans une éternelle ironie), qui l’autorise à s’adresser à nous désormais sur le ton de la familiarité – une simple apostrophe, en somme, comme dans une conversation entre deux amis, qui ferait toute sa place au bonheur léger de la distraction : « d’ailleurs, voyez-vous, mon cher : ce sont toujours les autres qui meurent, et je peux vous le confier depuis l’endroit où je me trouve désormais, à vous mon semblable, mon frère : ces autres, depuis l’ailleurs où je me trouve, c’est vous ! Vous, les vivants qui (vous) réfléchissaient (ez) dans le miroir que je vous tends devant ma tombe ».
Au courage auxquels nous oblige l’acceptation de sa propre mort, se demande AC, ne faudrait-il pas, dans ces conditions optiques singulières du regard auxquelles nous ont accoutumés les grands artistes du XX° siècle, ne faudrait-il pas ajouter la légèreté de l’ironie ? Non, il en a assez.
Le train vient de s’arrêter net en gare de Rennes : finalement, AC se rêve en Borges : « j’écris pour moi, pour mes amis, et pour adoucir le cours du temps ».