Attention, immersion, contemplation

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On assimile parfois l’écran de cinéma à un régime de passivité, mais on vient de voir qu’il n’en est rien, et qu’un film change parce qu’il ne change pas quand tout change autour de lui et en particulier la manière dont les spectateurs le regardent et l’accueillent, et que, donc, le cinéma active des liens, des connexions, des tensions et des passages entre émetteurs et spectateurs, qui ne peuvent être entièrement maitrisés par les industries de programme les plus sophistiquées. Dans ce sens, on peut souhaiter que la discussion sur les techniques de l’interactivité que l’on oppose parfois au modèle de la contemplation et de la passivité soit repensée dans le sens d’une complémentarité entre ces deux modes de réception de l’œuvre cinématographique. On n’en finit jamais ainsi avec certains films, qui se renouvellent dans notre imagination à travers le temps, un peu comme le fleuve d’Héraclite, dans lequel on ne se baigne jamais deux fois.
Car il est dans la nature même de l’échange cinématographique de remettre en cause cette partition de l’émission et de la réception. Citons à ce point l’analyse que fait  Jean Lauxerois du texte tardif d’ Adorno déjà mentionné :
« Mais si la société est immanente au cinéma, et transparaît dans le moindre film, c’est aussi, en retour, que le cinéma entretient avec l’industrie culturelle des rapports et un lien plus complexe qu’il y paraît. Tout ce qu’une production industrielle pense pouvoir programmer en termes d’effets et d’objectifs visés ne saurait relever d’une maîtrise absolue : ainsi, au delà de ce que l’industrie de masse peut avoir intentionné, le problème est d’abord celui de la réception, qui peut engager une réponse absolument contradictoire avec « la morale de la fable », selon la formule d’Adorno.  Il y a là le jeu d’un écart, peut-être immense, un espace de jeu en tous cas indécidable ». (…) « Entre ce qui est programmé socialement et la réponse des spectateurs peut surgir une sorte d’appel, engageant toute la puissance de l’inconscient, dont émane parfois une puissance subversive. Il faut donc s’interdire de considérer le cinéma de l’industrie culturelle comme un « art des consommateurs » : ce serait méconnaître l’espace de jeu évoqué; méconnaître qu’il n’y a pas d’harmonie préétablie entre production et consommation; méconnaître enfin que les consommateurs ne se réduisent pas à la volonté de ce que l’industrie culturelle tente d’ordonner jusque dans les perceptions et les consciences. Car ils peuvent aussi constituer une collectivité qui échappe potentiellement, à cette industrie et à laquelle il appartient au cinéma de donner forme. »
D’un art de masse à un art du collectif et de ses agencements imprévisibles, il est sans doute possible de rêver dans le contexte de technologies numériques associant les impératifs de la création et ceux de la réception. En imaginant une forme non seulement de résistance extérieure à l’industrie  de numérisation du cinéma et contre elle, mais une résistance internalisée dans les lieux mêmes de la diffusion cinématographique la plus commerciale.
C’est par exemple dans le développement de technologies d’analyse du récit filmique et leur expérimentation scolaire que les projets d’éducation artistique  pourraient trouver l’occasion d’une association avec les industriels du cinéma et leur lieux de diffusion.