La frontière de la frontière

Partout, dans le monde contemporain, se pose la question de la frontière, de la limite, de la bordure – et de leur franchissement, de leur transgression ou de leur abolition. Cette question hante notre temps. Mais son insistance même dans de multiples contextes et à propos de problématiques très diverses devrait éveiller la conscience critique, sinon le soupçon – comme pour tous les concepts à la mode (« développement durable », « réseaux »), et en particulier ceux qui résultent de l’ouverture engendrée par la mondialisation.
Il s’agit moins ici  de refuser « l’ouverture des frontières », que de se demander pourquoi cette ouverture irait-elle de soi, pourquoi le « principe d’ouverture » qui gouverne une bonne part de l’ idéologie actuelle (s’il n’y a plus d’idéologie dominante, au moins un air du temps), telle qu’elle s’applique aux arts, aux techniques, à la société – mixte comme toujours de libéralisme et de libertarisme –  serait-il supérieur, préférable à  celui de clôture, de séparation.
Il faut donc se méfier du franchissement, comme exigé par notre temps,  de toutes les frontières. Cela est particulièrement vrai du dépassement des frontières qui séparent l’art et la science : rien n’est plus désastreux que ces transpositions autant hasardeuses que faciles de l’univers des sciences (et en particulier des sciences de l’univers, mais aussi de la physique), vers le monde de l’art, dont la vogue s’est répandue au cours des années 90, quand les fractals, les théories du chaos, les structures dissipatives furent « popularisées » par certains scientifiques (entre autres Ilya Prigogine et Benoît Mandelbrot) au point d’éveiller la curiosité des artistes. Si la question des relations entre l’art et la science ne doit pas cessée d’être débattue, car entre l’univers des formes et celui des formalismes de la science, il y a plus qu’un air de famille, ou un jeu de différences et de ressemblances dans la connaissance des objets du monde, il y a le destin même de la culture qui se joue – il n’en faut donc pas moins, ici encore, se méfier.

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