La littérature à l’ère du surplomb

Il est paradoxal que cette nuit sauvée,  cet amour de la nuit, qui traverse l’esthétique de Dupin puis de Benjamin, accompagnent le mouvement et le développement  des techniques de vision et de surplomb, l’extension de la vision au-delà des limites naturelles de la perception humaine. La réalité, cantonnée à quelques vues et à un horizon plus ou moins proche dans l’espace des sociétés traditionnelles encore artisanales, voit en effet ses limites repoussées toujours plus loin avec l’invention du télescope, du microscope, de la caméra, de l’appareil photo (processus il est vrai largement anticipé depuis la Renaissance avec la perspective).
Pourtant, ces inventions qui se traduisent dans la réalité par l’essor des sociétés et des techniques de contrôle, du fameux panopticon aux  percées haussmaniennes dans les rues de Paris, en passant par la montée en  puissance des réseaux industriels dont les épigones de Saint Simon nous disent qu’ils ont vocation à « enlacer le globe », ces avancées se traduisent dans l’espace littéraire par une remise en cause radicale  du point de vue omniscient sur le monde : comme nous l’a enseigné Roland Barthes, qui nous dit de Balzac qu’il fut le dernier des écrivains heureux – la modernité littéraire n’aura eu de cesse de multiplier les points de vues lacunaires sur le monde en même temps que les voix du récit, de les diffracter à l’infini, de les disséminer, de la fragmenter sans qu’on en puisse espérer jamais ressaisir l’unité de ce monde donné en excès, autrement que sur le mode du détail, du fragment, ou du chaos (c’est là  un thème que même  le « dernier des écrivains heureux » aura lui aussi anticipé, comme on sait, avec son fameux chef d’œuvre inconnu).

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