Poe, la vue et la voix

On se souvient des contradictions qui jalonnent les dépositions des témoins dans le célèbre récit d’Edgar Allan Poe, Double assassinat dans la rue Morgue.
Comme le remarque très vite le détective Dupin, les témoins affirment que les voix qu’ils ont entendues au moment de cet assassinat étaient celles d’un étranger, d’un étranger qu’ils identifient chacun à une langue donnée, bien qu’ils ne connaissent pas cette langue :
« Les témoins, remarquez-le bien, sont d’accord sur la grosse voix ; là-dessus, il y a unanimité. Mais relativement à la voix aiguë, il y a une particularité, – elle ne consiste pas dans leur désaccord, – mais en ceci que, quand un Italien, un Anglais, un Espagnol, un Hollandais, essayent de la décrire, chacun en parle comme d’une voix d’étranger, chacun est sûr que ce n’était pas la voix d’un de ses compatriotes.
« Chacun la compare, non pas à la voix d’un individu dont la langue lui serait familière, mais justement au contraire. Le Français présume que c’était une voix d’Espagnol, et il aurait pu distinguer quelques mots s’il était familiarisé avec l’espagnol. Le Hollandais affirme que c’était la voix d’un Français ; mais il est établi que le témoin, ne sachant pas le français, a été interrogé par le canal d’un interprète. L’Anglais pense que c’était la voix d’un Allemand, et il n’entend pas l’allemand. L’Espagnol est positivement sûr que c’était la voix d’un Anglais, mais il en juge uniquement par l’intonation, car il n’a aucune connaissance de l’anglais. L’Italien croit à une voix de Russe, mais il n’a jamais causé avec une personne native de Russie. Un autre Français, cependant, diffère du premier, et il est certain que c’était une voix d’Italien ; mais, n’ayant pas la connaissance de cette langue, il fait comme l’Espagnol, il tire sa certitude de l’intonation. Or, cette voix était donc bien insolite et bien étrange, qu’on ne pût obtenir à son égard que de pareils témoignages ? Une voix dans les intonations de laquelle des citoyens des cinq grandes parties de l’Europe n’ont rien pu reconnaître qui leur fût familier ! Vous me direz que c’était peut-être la voix d’un Asiatique ou d’un Africain. Les Africains et les Asiatiques n’abondent pas à Paris ; mais, sans nier la possibilité du cas j’appellerai simplement votre attention sur trois points. Un témoin dépeint la voix ainsi : plutôt âpre qu’aiguë. Deux autres en parlent comme d’une voix brève et saccadée. Ces témoins n’ont distingué aucune parole, – aucun son ressemblant à des paroles. Je ne sais pas, continua Dupin, quelle impression j’ai pu faire sur votre entendement ; mais je n’hésite pas à affirmer qu’on peut tirer des déductions légitimes de cette partie même des dépositions, – la partie relative aux deux voix, – la grosse voix et la voix aiguë – très suffisantes en elles-mêmes pour créer un soupçon qui indiquerait la route dans toute investigation ultérieure du mystère. »

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